Concert à la Steingraeber Haus, 24/07/2015

Ça fait grandir le coeur…

Kafka n’a-t-il pas dit que la littérature était une hache pour briser la mer gelée qui est en nous ?

On pourrait tout aussi bien dire cela de la musique. Quand Alain Roudier, spécialiste des pianos anciens, donne une fois encore, dans la salle Rococo du temps des Margrave, chez Steingraeber, un concert (accompagné d’une exposition d’instruments anciens), une hache se fraye un chemin chez de nombreux auditeurs. Quand Monsieur Roudier s’assied devant un clavicorde de quatre octaves et demi et joue l’Andante de Haydn avec les variations Hob. XVVII/6, le fa mineur de la marche funèbre sonne a lontano, comme s’il nous venait de bien loin. A-t-on jamais entendu musique plus calme chez Steingraeber ? L’effet est surprenant – et poignant : les 222 années qui séparent la composition de cette musique romantique et fantôme, de son interprétation présente, sont aisément effacées. On pourrait dire, à la façon de Janacek : ça fait grandir le cœur…

Après cette étrange musique s’est produit quelque chose de très fort. Le passage au piano Steingraeber op.1, fabriqué 80 ans après le tendre clavicorde, nous transporte dans une autre dimension dynamique. « Plus gros, plus fort, plus vite » : ainsi Udo Schmidt-Steingraeber résume-t-il le développement olympique du piano, qui surpasse le son relativement sobre des instruments du temps de Schumann. L’Impromptu de Schubert op. 90 et les Valses Nobles op.77 font ressortir les particularités de ce premier Steingraber : l’élégance robuste du son qui résonne dans le bois du piano fait ressembler le son du clavicorde à celui d’un luth. La longueur des œuvres de Schubert pour piano n’est pas pour déplaire, dans la chaleur de l’été. Et quand Roudier se met au piano, il rappelle la peinture de Gustav Klimt montrant le compositeur, Schubert, jouant pour le cercle de ses admirateurs. Un concert qui fait voyager dans le temps…

Etrangement, les pièces de Janacek tirées de « Sur un sentier recouvert » et de « Brouillards », sur le piano E-272 (nous sommes à présent dans la salle de musique moderne), sonnent tout aussi délicatement que les œuvres que Roudier vient de jouer sur le Steingraeber op.1. Il joue avec des mains de velours et utilise la pédale céleste ; les contrastes d’une rare beauté se font insistants – entre la résignation et la révolte se dessinent nuages de brouillard et explosions lumineuses, le tout pénétré d’une intériorité indéfinissable. On aimerait parfois plus d’énergie, mais c’est ce qui définit le style de Roudier : le style d’un grand seigneur qui traite ses instruments bien-aimés avec le plus grand respect.

La musique est avant tout une affaire de cœur.

K. S.